Danger d’incendie
Ce soir-là, le théâtre Olympia est complet. Toute la ville s'est ruée pour assister au spectacle de «voyance» donné par le grand Christophe Sourmian. Nous sommes à Prague quelques années avant la Seconde Guerre mondiale. Christophe Sourmian n'est pas n'importe qui. C'est un personnage qui a des dons incontestables de voyance. Bien sûr certains pensent qu'il s'agit purement et simplement d’un illusionniste et les discussions à son sujet sont sans fin :
— Je vous assure qu'il s'agit simplement d'un numéro de music-hall de grande classe. Je l'ai vu au Wintergarten de Berlin...
— Mais absolument pas. La dernière fois que j'ai assisté à un de ses spectacles, il a fait des révélations incroyables à mon épouse concernant son père et ses cousins germains. Comment voulez-vous qu'il possède de tels renseignements ? Il a mentionné des conversations qui sont de véritables secrets de famille. D'ailleurs, vous allez voir, si ce soir vous faites vraiment appel à lui, je suis certain que vous allez être bouleversé...
Effectivement, le spectacle, ou disons plutôt la «consultation collective» que Christophe Sourmian donne devant cinq cents spectateurs fascinés, trouble de nombreux esprits et ébranle bien des convictions rationalistes...
En rentrant dans les coulisses, Christophe Sourmian, comme à l'accoutumée, est très fatigué. Il claque littéralement des dents. Le régisseur s'inquiète un peu :
— Ça va, monsieur Sourmian ? Vous avez l'air éreinté ce soir ?
— Comme d’habitude. Mais ce soir ils m'ont complètement épuisé. Et puis, j'ai vu plusieurs morts prochaines, dans des conditions atroces. J'ai eu des visions de camps avec des milliers d'êtres mourant de faim... Des fours incandescents, des corps entassés. Je n'arrive pas à interpréter cela, mais j'ai l’impression que le monde court à une catastrophe imminente et planétaire... Mais dire quand cela arrivera, c'est difficile. En tout cas, je ne pouvais pas mentionner ces visions au public. Je n'en avais pas le droit.
Le régisseur reste interdit. Il connaît le talent mystérieux de Christophe Sourmian et il est immédiatement persuadé que les visions du «maître en voyance» sont un très mauvais présage pour l’humanité. Christophe Sourmian fait un effort pour changer de conversation :
— Bon, je vais vite rentrer chez moi et me mettre au lit. Après ces séances, il n’y a que le sommeil qui me remette d'aplomb.
Une demi-heure plus tard, dans son appartement cossu au cœur du vieux Prague, Christophe Sourmian s'endort du sommeil du juste. Mais le sommeil du juste peut, lui aussi, être traversé par des visions troublantes. Surtout si le juste possède pour les visions un don d’une dimension inouïe. Au réveil, Christophe Sourmian se sent à peine reposé. Ce n'est pas trop grave car, aujourd’hui, aucune séance de voyance n'est prévue. Quand Elsa, sa vieille nourrice, qui lui sert maintenant de bonne, lui apporte le plateau du petit-déjeuner, il ne peut s'empêcher de lui raconter le rêve qu’il vient de faire :
— Ecoute ça. Je suis dans une ville inconnue. Il pleut. Je marche sous la pluie. Partout il y a des enseignes lumineuses qui clignotent et soudain un autobus arrive et s'arrête. Je vois une jeune femme très élégante qui en descend. Elle porte un manteau long bordé d'écureuil et une très jolie toque, faite de la même fourrure, penchée sur l'oreille. Elle ouvre son parapluie. En la voyant, j'ai la sensation de très bien la connaître, mais en même temps je ne sais ni comment elle se nomme ni où j'ai pu la rencontrer... Elle traverse la rue et se dirige vers un grand bâtiment tout illuminé. Et elle y entre. Je me décide à la suivre, mais au moment où je vais me lancer sur la chaussée quelqu'un me frappe sur l'épaule... Devine qui, tu ne le croiras jamais
Elsa répond avec résignation :
— Oh ! avec toi, mon petit Christophe, je suis prête à tout croire. Tu m’en as tellement raconté et tu m’en as tellement fait voir de toutes les couleurs !
Christophe Sourmian n’entend pas le commentaire de la veille Elsa, il poursuit le récit de son rêve :
— ... Eh bien, la personne qui me frappe sur l’épaule, c’est Kalin Krombeck. Tu te souviens de Kalin Krombeck, Elsa ?
— Oh ! ce pauvre Kalin, il était si gentil. Dire que ça fait déjà vingt ans qu'il est mort. Quelle mort idiote, dans cet incendie, à cause de la foudre qui avait frappé sa maison.
— Bref, je me retourne et Kalin est là. Il a une grande brûlure qui lui mange la moitié du visage et le front. Exactement comme au moment où on l’a retiré de sa chambre. Mais moi, dans mon rêve je n’ai qu’une idée : c’est de traverser la rue pour rejoindre la belle inconnue qui vient de pénétrer dans l’immeuble. Alors – j’ai un peu honte de l’avouer –, je m’élance en laissant ce pauvre Kalin en plan. Je la vois, de l’autre côté de la rue : elle est en train de monter un grand escalier recouvert d’un tapis rouge..., mais Kalin me frappe alors violemment sur l’épaule... Et c’est à cet instant-là que tu m’as réveillé avec le plateau du petit-déjeuner...
Elsa ne s'aventure pas à présager quoi que ce soit de bon dans le rêve de son cher Christophe, qui, durant les jours qui suivent, se laisse peu à peu obséder par son rêve. Est-ce à cause de la présence de Kalin, son vieil ami mort depuis tant d'années ? Ou du mystère de la jeune femme inconnue et pourtant déjà rencontrée ? Christophe Sourmian en parIe même à son neveu qui commence une brillante carrière de psychiatre. Mais de cet entretien, il ne ressort rien de bien instructif. Le neveu dit :
— Je crois, mon cher oncle, que c'est la précision dans les détails de votre rêve qui vous impressionne. Vous arrivez à ne plus savoir exactement si vous avez rêvé ou vécu cette scène. A moins que vous ne soyez sur le point de la vivre. Avec vous, je m'attends à tout...
Il faudra patienter un an pour que Christophe Sourmian ait quelques éclaircissements sur la signification de son rêve. Sa tournée l’amène à Varsovie. C’est la première fois qu’il vient dans cette ville pittoresque.
Le clergé de la ville a fait savoir qu’il désapprouvait nettement sa venue et les «voyances». Mais cette interdiction a paradoxalement fait une publicité inattendue et déclenché un mouvement de curiosité pour le «voyant».
Ce jour-là, Christophe Sourmian flâne dans les rues de la ville ; admirant les monuments et se laissant aller au charme de la vieille cité. Mais soudain, il s'arrête figé d'étonnement. Au détour d’un boulevard très moderne, il aperçoit un bâtiment tout illuminé :
— Mon rêve ! Ça y est ! J’y suis ! Je le reconnais ! c'est le bâtiment où la jeune femme si élégante est entrée.
Soudain, la pluie commence à tomber. Christophe Sourmian remonte le col de son imperméable. Il est figé sur place et pense :
— Il faut que je voie ce qui va se passer. Il faut que je voie si mon rêve...
Il n'a pas le temps de terminer sa phrase. Un autobus vient de surgir du coin d’une avenue. Il s’arrête à l’endroit où quelques personnes attendent patiemment sous leurs parapluies. Sourmian écarquille les yeux pour voir les passagers qui descendent :
— La voilà !
En effet, il reconnaît au premier regard l’élégante jeune femme dont il a rêvé un an plus tôt. C’est bien elle, avec son long manteau bordé d’écureuil et la toque faite de la même fourrure. Elle ouvre un parapluie et attend au bord du trottoir pour traverser dès que le feu sera au vert. Sourmian se dit :
— Enfin, je vais savoir !
Il va pour s’élancer sur la chaussée, mais il ne parviendra jamais à rejoindre la belle inconnue.
Quand il se réveille quelques heures plus tard, il se retrouve dans une chambre immaculée de l’hôpital de Varsovie. Tant bien que mal, on lui explique qu’il a été victime d’un malaise et que la police l’a récupéré et fait transporter aux urgences :
— Vous souvenez-vous de quelque chose ? Avez-vous été heurté par un véhicule ?
— Non, mais maintenant je me souviens que j’a eu un éblouissement, et puis j’ai senti comme un voile violet qui me tombait devant les yeux... Et c’est tout.
Le médecin-chef précise :
— Nous vous avons examiné sous toutes les coutures et nous n’avons rien trouvé d’anormal. Ni plaie ni ecchymose. Votre tension et votre rythme cardiaque sont parfaits. Rien d’anormal au niveau des yeux... Mais si j’étais vous, je resterais ici pendant un ou deux jours. Au cas où...
Le lendemain, une infirmière d’origine tchèque entre dans sa chambre et lui tend un journal en lui disant :
— Eh bien, monsieur Sourmian, on peut dire que vous êtes verni. Regardez les journaux !
Christophe Sourmian répond :
— Excusez-moi, mais si vous pouviez me traduire. Mes connaissances en polonais sont un peu rudimentaires.
— Vous avez dit que, au moment où vous vous êtes évanoui, vous vous apprêtiez à traverser pour pénétrer dans un bâtiment illuminé de l’autre côté de la rue. Je pense que ce bâtiment, c’est le Cercle de la Fondation Wolkonski.
Il appartient à un ensemble consacré à la culture. Hier soir, il y avait un grand gala de charité.
— Et alors, que dit le journal ?
— «Cinquante morts dans un incendie gigantesque au gala de la Fondation Wolkonski !»
C’est ainsi que Christophe Sourmian apprend que l’incendie s’est déclaré presque immédiatement après son arrivée à l’hôpital, dans le bâtiment où il avait vu entrer l’inconnue élégante de son rêve.
— Si je ne m’étais pas évanoui, j’aurais sans doute, moi aussi, été victime de l’incendie. L’évanouissement correspond exactement au moment où, dans mon rêve, ce pauvre Kalin était venu me frapper sur l’épaule...
Quelques jours plus tard, sorti de l’hôpital de Varsovie, Christophe Sourmian continue à chercher dans les journaux polonais d’autres détails concernant l’incendie auquel il a miraculeusement échappé. Il recherche aussi, sans se l’avouer, des traces de la belle inconnue qui l’a tellement intrigué, aussi bien dans son rêve que dans la réalité.
Ce jour-là, un quotidien publie une pleine page de photographies des victimes. Et Christophe Sourmian ne peut s’empêcher de sursauter. La belle jeune femme est là. De toute évidence, c’est une photographie d’identité. Le journal explique qu’elle a été retrouvée dans un sac à main féminin à moitié carbonisé. On ignore l’identité de la propriétaire du sac.
Deux jours plus tard, Christophe Sourmian se rend au siège du journal pour obtenir des précisions sur l’inconnue à la toque en écureuil. Ces précisions ne font que renforcer le mystère. Le rédacteur en chef explique :
— A la suite d’une erreur, nous avons compté cette jeune femme au nombre des victimes. En fait, seuls les restes de son sac à main ont été retrouvés sur les lieux du désastre. Mais plusieurs témoins l’auraient vue quittant le gala de la Fondation Wolkonski juste avant le drame.
Christophe Sourmian n’en saura jamais plus.
FIN